du fardeau au levier de développement
Le vieillissement de la population est souvent perçu comme une menace : explosion des dépenses de santé, retraites difficiles à financer, déséquilibre entre actifs et inactifs. En Tunisie, comme dans une grande partie du monde, ce discours alimente l’inquiétude. Pourtant, de nombreux experts affirment qu’il s’agit là d’un prisme réducteur. Plutôt que de considérer les seniors comme un coût, pourquoi ne pas les envisager comme un acteur économique majeur ?
C’est ce que les économistes appellent l’économie de la longévité ou silver economy. Un secteur déjà en plein essor dans les pays développés, mais encore largement sous-exploité en Tunisie et dans la région MENA.
1. Un phénomène démographique mondial qui n’épargne pas la Tunisie
Le monde vieillit. Selon les Nations Unies, d’ici 2050, une personne sur six dans le monde aura plus de 65 ans, contre une sur onze en 2019. En Europe, ce basculement est déjà une réalité. En Asie, la Chine et le Japon redéfinissent leurs modèles sociaux autour de cette donnée.
En Tunisie, le phénomène est moins médiatisé, mais bien réel. L’espérance de vie, qui n’était que de 47 ans en 1960, dépasse aujourd’hui 76 ans. La part des plus de 60 ans, estimée à 12 % de la population en 2025, pourrait atteindre près de 20 % en 2040. Cette transition démographique s’accélère, portée par les progrès médicaux, la baisse de la natalité et l’amélioration des conditions de vie.
Or, si les décideurs n’anticipent pas cette mutation, le pays risque d’être rattrapé par une crise sociale et économique.
2. Seniors : une force économique cachée
Contrairement aux clichés, les seniors ne sont pas uniquement des bénéficiaires passifs de pensions ou de soins médicaux. Beaucoup disposent d’un pouvoir d’achat significatif, souvent lié à l’épargne accumulée et à la propriété immobilière.
En Europe, la silver economy est évaluée à plus de 4 000 milliards d’euros et constitue l’un des secteurs de croissance les plus dynamiques. Aux États-Unis, les plus de 50 ans représentent la moitié des dépenses de consommation.
En Tunisie, aucun chiffrage global n’existe encore. Mais plusieurs indices montrent l’importance de ce marché :
- Les seniors représentent une clientèle régulière pour les banques et assurances.
- Ils constituent une cible privilégiée pour les cliniques privées, le secteur pharmaceutique et les services médicaux spécialisés.
- Le tourisme médical et de bien-être, souvent orienté vers les retraités européens, pourrait devenir un axe stratégique.
3. Des secteurs porteurs pour la silver economy en Tunisie
a) Santé et technologies médicales
Les dépenses de santé augmentent avec l’âge, ce qui ouvre un marché immense pour :
- les cliniques spécialisées (gériatrie, réadaptation, soins chroniques),
- la télé-médecine, permettant le suivi à distance,
- les objets connectés (bracelets de surveillance cardiaque, applications de suivi médical),
- les services à domicile (infirmiers, kinésithérapie, assistance).
b) Immobilier et habitat adapté
Le logement est un enjeu central. Deux pistes :
- développer des résidences seniors sécurisées, offrant confort et services,
- encourager des projets intergénérationnels, permettant le maintien du lien social.
En Europe, les résidences adaptées représentent déjà un secteur d’investissement en pleine croissance. En Tunisie, le marché est encore vierge.
c) Assurances et finances
Avec la hausse de l’espérance de vie, de nouveaux produits financiers sont nécessaires :
- assurances santé complémentaires adaptées aux seniors,
- produits d’épargne longue durée,
- solutions pour la transmission patrimoniale et la gestion successorale.
Les banques tunisiennes pourraient innover dans ce domaine, mais elles restent concentrées sur le court terme.
d) Tourisme et loisirs
Le tourisme senior est un secteur à fort potentiel. Les retraités européens recherchent des séjours longue durée dans des pays ensoleillés et abordables. La Tunisie, avec son climat et son coût de vie compétitif, pourrait devenir une destination attractive, à condition d’adapter les infrastructures (santé, transport, sécurité).
Par ailleurs, les loisirs culturels, sportifs et associatifs pour les seniors tunisiens eux-mêmes constituent un marché en devenir.
4. Les obstacles à lever
a) Une vision politique encore absente
En Tunisie, le vieillissement n’est pas intégré dans une stratégie nationale. Les politiques publiques restent centrées sur l’emploi des jeunes et la lutte contre le chômage, négligeant la valeur économique des seniors.
b) Des infrastructures insuffisantes
- Peu de structures médicales spécialisées en gériatrie.
- Absence de résidences seniors modernes.
- Services publics inadaptés (transport, accessibilité).
c) Un tabou culturel
Dans la société tunisienne, la famille reste considérée comme le principal soutien des personnes âgées. Cette solidarité, bien que précieuse, tend à s’effriter avec l’urbanisation et l’évolution des modes de vie. Penser des solutions économiques adaptées est parfois perçu comme un manque de respect envers ce modèle traditionnel.
5. Un enjeu social majeur : inclusion et dignité
Au-delà des opportunités économiques, l’économie de la longévité pose des questions sociales cruciales :
- Comment éviter l’isolement des seniors ?
- Comment favoriser leur employabilité après 55 ans ?
- Comment garantir une retraite décente dans un système de sécurité sociale en difficulté ?
La silver economy ne doit pas être réduite à une logique marchande. Elle implique une vision intégrée, alliant croissance économique et cohésion sociale.
6. Exemples internationaux inspirants
Japon : le pionnier
Avec près de 30 % de sa population âgée de plus de 65 ans, le Japon a fait de la longévité un axe stratégique. Robotique d’assistance, résidences innovantes, intégration des seniors dans le marché du travail : l’archipel illustre comment transformer un défi démographique en moteur économique.
Europe : une filière structurée
La France et l’Allemagne ont lancé des politiques de soutien à la silver economy, encourageant l’innovation et l’investissement. En France, la silver economy est reconnue comme une filière industrielle, génératrice d’emplois et d’exportations.
Maroc : des premiers pas
Le Maroc a commencé à réfléchir à des programmes spécifiques pour les seniors, notamment dans le domaine de la santé et du tourisme médical.
7. Quelles pistes pour la Tunisie ?
- Créer un cadre stratégique : reconnaître la silver economy comme un secteur à part entière.
- Encourager l’investissement privé : incitations fiscales pour les entreprises développant des services destinés aux seniors.
- Innover dans la santé : formation de spécialistes en gériatrie, développement de la télémédecine.
- Développer un tourisme senior ciblant les retraités européens.
- Promouvoir l’entrepreneuriat senior : de nombreux retraités disposent de compétences et de capitaux pour lancer de nouveaux projets.
un levier de croissance trop longtemps ignoré
L’économie de la longévité n’est pas un luxe réservé aux pays développés. C’est une nécessité pour la Tunisie, confrontée à une transition démographique rapide. Les seniors ne sont pas seulement une charge sociale : ils représentent une force économique, un marché porteur et une ressource humaine précieuse.
Plutôt que de subir le vieillissement, il s’agit de le transformer en levier de développement durable. Car demain, la prospérité de la Tunisie dépendra aussi de sa capacité à intégrer pleinement ses aînés dans la dynamique économique et sociale.
abou farah





















