Une introduction qui interpelle
À quoi sert de publier des états financiers individuels si, quelques mois plus tard, les états consolidés viennent en révéler des écarts parfois considérables ? La question mérite d’être posée. Car il ne s’agit pas seulement d’un débat technique réservé aux comptables : c’est un enjeu de transparence, de crédibilité et d’efficacité économique.
En Tunisie, cette pratique interroge encore plus à l’ère de l’intelligence artificielle, où l’on peut traiter en temps réel des millions de données, alors qu’il faut attendre plus de trois mois pour publier des états qui, bien souvent, ne reflètent qu’une image partielle.
Un décalage institutionnalisé
Le cadre réglementaire tunisien impose aux sociétés cotées de publier leurs états financiers individuels avant le 30 avril. Les états consolidés, eux, paraissent généralement en juin ou juillet, parfois même plus tard.
Ce décalage de 90 à 120 jours n’est pas neutre. Entre avril et juillet, les investisseurs ne disposent que d’une image fragmentée. Or, dans un marché où la confiance est la principale devise, cette attente fragilise la lisibilité financière des entreprises.
Quand les résultats consolidés diminuent : des écarts qui inquiètent
- STB (Société Tunisienne de Banque)
En 2023, la STB a publié en avril un résultat individuel de 57 MD. Mais en juin, les états consolidés (incluant STB Leasing et STB SICAR) ont ramené ce chiffre à 44 MD. Un écart de 23 %.
En 2022, le scénario était similaire : 39 MD en individuel, réduits à 28 MD consolidés. Dans les deux cas, l’investisseur qui s’était basé uniquement sur l’individuel a eu une perception faussée de la situation réelle.
- BIAT (Banque Internationale Arabe de Tunisie)
En 2024, la BIAT a annoncé en avril un bénéfice net individuel de 417 MD. Trois mois plus tard, les consolidés ramenaient ce chiffre à environ 375 MD, soit une baisse de près de 10 %. En cause : une performance contrastée de ses filiales, notamment dans la gestion d’actifs et l’assurance.
Ici encore, l’écart est significatif : la banque est toujours bénéficiaire, mais la solidité perçue au départ s’en trouve relativisée.
- BNA Assurances
Introduite en Bourse en septembre 2025, la compagnie a affiché en avril 2025 (états individuels arrêtés au 31/12/2024) un résultat net de 21 MD. Mais les consolidés publiés en juillet l’ont ramené à 17 MD. Pour un nouvel entrant sur le marché, la nuance est de taille, surtout vis-à-vis d’investisseurs cherchant une évaluation fiable de la rentabilité.
Quand les consolidés améliorent les résultats : des écarts positifs
Il serait injuste de ne voir dans la consolidation qu’un exercice qui diminue les chiffres. Dans certains cas, les consolidés améliorent la perception d’un groupe, en intégrant la dynamique positive de filiales.
- Amen Bank
En 2022, les résultats individuels d’Amen Bank faisaient état d’un bénéfice net de 134 MD. Mais les consolidés publiés en juin affichaient 151 MD, soit une hausse de 12 % grâce à la bonne performance d’Amen Lease et d’Amen Invest.
- UIB (Union Internationale de Banques)
En 2021, l’UIB a publié un résultat individuel de 129 MD. Les consolidés, parus en juillet, portaient ce chiffre à 141 MD, en raison notamment de la contribution positive de ses filiales dans le financement spécialisé.
- SAH Lilas (Industrie)
Le cas des sociétés industrielles est encore plus parlant. En 2023, SAH Lilas avait affiché un bénéfice individuel de 98 MD. Les consolidés l’ont fait grimper à 112 MD, grâce à la croissance de ses filiales en Algérie et au Maroc. Ici, la consolidation reflète la véritable stratégie de régionalisation et de diversification.
Un problème de délais : comparaison internationale
- Tunisie :
- Individuels : avril N+1
- Consolidés : juin-juillet N+1
- Décalage : 90–120 jours
- Europe (zone euro, normes IFRS) :
- Consolidés publiés dans les 90 jours après la clôture.
- Exemple : BNP Paribas (clôture 31/12/2024) → publication 31/03/2025.
- États-Unis (SEC) :
- Délais maximum : 60 jours.
- Exemple : JP Morgan (clôture 31/12/2024) → publication 13/02/2025 (45 jours).
La Tunisie accuse donc un retard de 2 à 4 mois par rapport aux standards internationaux. Dans un marché globalisé, cet écart nuit à l’attractivité.
Pourquoi maintenir ce décalage ?
Les justifications avancées sont connues :
- Contraintes réglementaires : les individuels sont la base juridique obligatoire.
- Complexité organisationnelle : filiales aux systèmes comptables hétérogènes.
- Conservatisme culturel : la consolidation est encore vue comme un « supplément » au lieu d’un outil central.
Mais ces raisons n’ont plus de poids face aux technologies actuelles. L’intelligence artificielle permet déjà de consolider en temps réel des données complexes, d’identifier des incohérences et de générer des rapports instantanés.
Conséquences pour le marché
- Volatilité boursière : les cours réagissent d’abord aux individuels (avril), puis corrigent parfois brutalement à la sortie des consolidés (juin-juillet).
- Perte de confiance : les investisseurs, surtout étrangers, perçoivent un marché lent et peu transparent.
- Décalage stratégique : dans une économie mondialisée, la Tunisie se place en marge des standards internationaux, ce qui pèse sur son attractivité.
Quelles réformes possibles ?
- Supprimer ou alléger l’obligation des individuels pour les sociétés mères de groupes complexes.
- Synchroniser les publications : individuels et consolidés diffusés en même temps.
- Accélérer les délais : imposer une publication consolidée dans les 90 jours maximum.
- Digitaliser et automatiser : recourir aux plateformes d’IA pour rapprocher les comptes en temps réel.
Un impératif de crédibilité
Publier d’abord des états financiers individuels qui seront ensuite corrigés – à la hausse ou à la baisse – par les consolidés, et ce avec plusieurs mois de retard, est une pratique qui mine la transparence et la crédibilité de l’information financière tunisienne.
Certes, la consolidation peut révéler une meilleure performance, comme pour Amen Bank ou SAH Lilas, mais dans tous les cas, elle met en lumière le caractère incomplet, voire trompeur, des états individuels.
À l’ère de l’intelligence artificielle, où l’on exige une information fiable, cohérente et rapide, il est urgent que la Tunisie repense son modèle de communication financière. Non seulement pour se conformer aux standards internationaux, mais surtout pour regagner la confiance des investisseurs et crédibiliser son marché financier.
Abou FARAH





















