Tunis, mai 2025 – Le plateau de l’émission LEXPERT, diffusée sur la chaîne Tunisna TV, a récemment accueilli deux figures clés du monde économique tunisien : Madame Habiba Nasraoui Ben Mrad, docteure en sciences économiques, et Monsieur Slah Kanoun, conseiller en finances. Ensemble, ils ont livré un diagnostic lucide du système bancaire tunisien et évoqué des leviers potentiels pour redynamiser le financement de l’économie.
Une dichotomie croissante entre finance et économie réelle
L’entretien a mis en lumière un paradoxe préoccupant : alors que les indicateurs financiers paraissent solides, la finance tunisienne ne parvient pas à irriguer l’économie réelle. Mme Nasraoui a évoqué une « dichotomie entre sphère financière et sphère productive » et alerté sur la faible efficacité des banques à soutenir les PME, en particulier dans les zones rurales ou à fort potentiel agricole.
M. Kanoun, de son côté, a dénoncé une culture bancaire frileuse, où les projets innovants ou rentables sont souvent rejetés faute de garanties solides. « Aujourd’hui, ce sont les banques privées qui raflent les projets à forte valeur ajoutée, pendant que les banques publiques croulent sous les créances compromises », a-t-il souligné.
Les sukuks comme solution alternative
En s’appuyant sur l’article 11 de la loi de finances 2025, Mme Nasraoui a plaidé pour l’utilisation des sukuks islamiques (titres de dette compatibles avec la charia) comme levier de financement. Inspirée du modèle malaisien, elle a proposé un plan d’émission à hauteur de 8 milliards de dinars sur 10 ans, destiné à refinancer les grandes entreprises publiques et relancer les investissements dans les secteurs agricoles, industriels et écologiques.
Selon M. Kanoun, cette alternative permettrait aussi de résoudre les problèmes de liquidité qui affectent le système bancaire, tout en désengorgeant les circuits classiques du crédit.
Cas concret : un groupe coté étranglé par la dette
Un exemple présenté à l’antenne illustre les dérives actuelles : un groupe industriel coté en bourse a vu sa dette passer de 50 à 179 millions de dinars entre 2010 et 2023, pendant que ses fonds propres fondaient de moitié. Résultat : des pertes nettes de 21 millions de dinars en 2023, contre un bénéfice de 3,8 millions treize ans plus tôt.
Ce cas n’est pas isolé : « La mue de nombreuses entreprises en zombies financiers s’explique par une explosion des charges financières, une incapacité à investir, et une gouvernance souvent figée », note M. Kanoun.
Réforme de la culture bancaire et du rôle des banques publiques
Les deux intervenants appellent à une réforme profonde du système bancaire :
Modernisation des procédures d’octroi de crédit
Introduction de critères d’évaluation économiques plutôt que patrimoniaux
Réorientation des banques publiques vers leur mission de service économique
M. Kanoun a insisté sur le rôle du régulateur : « La Banque centrale doit sortir de sa passivité et orienter activement les flux de financement vers les priorités nationales : agriculture, énergies, entreprises en mutation. »
L’exigence d’un sursaut stratégique
La conclusion de l’émission résonne comme une alerte. Alors que la part du secteur bancaire dans le financement du tissu économique reste inadaptée, les risques d’étouffement industriel et entrepreneurial se multiplient.
Pour Mme Nasraoui et M. Kanoun, il faut cesser de réformer à la marge : « Il est temps de rebâtir un système financier national capable d’évaluer, de prendre des risques mesurés et de redevenir le bras armé de la relance économique. »