Automatisation des procédures, lutte contre la corruption, gain de temps… L’introduction de l’IA dans la fonction publique tunisienne est en marche, mais les obstacles techniques, humains et réglementaires demeurent nombreux.
Par L’Expert Journal
- Une promesse numérique dans les tiroirs de l’État
Alors que l’intelligence artificielle (IA) s’impose dans les sphères économiques mondiales, la Tunisie commence à envisager son intégration dans les rouages de l’administration publique. Dans les discours officiels, l’IA est désormais présentée comme un levier stratégique de réforme de l’État : transparence, productivité, lutte contre la bureaucratie. Pourtant, derrière les effets d’annonce, la mise en œuvre reste balbutiante. À ce jour, aucun plan structuré d’intelligence artificielle appliqué à la fonction publique n’a été pleinement adopté, et les exemples concrets se comptent sur les doigts d’une main.
Le ministère des Technologies de la Communication a certes multiplié les partenariats (notamment avec Huawei, l’Unesco, ou l’UIT), mais l’absence d’un cadre légal spécifique à l’IA et d’une vision nationale unifiée freine toute réelle avancée.
- Ce que l’IA pourrait réellement changer dans l’administration tunisienne
La transformation digitale de l’État tunisien est une nécessité : lenteur des démarches, absence d’interopérabilité entre administrations, corruption dans les circuits d’autorisation, opacité des décisions. L’intelligence artificielle pourrait intervenir sur plusieurs volets :
- Traitement automatisé des dossiers : dans les permis de construire, les subventions agricoles, ou les demandes CNSS, l’IA permettrait un traitement accéléré et standardisé.
- Détection des anomalies et fraudes : comme en Estonie ou en Inde, des algorithmes pourraient croiser des données fiscales, bancaires et sociales pour détecter des incohérences.
- Chatbots administratifs : capables de répondre aux citoyens 24h/24 en plusieurs langues, ils fluidifieraient l’accès à l’information.
- Prédiction de la charge de travail : pour mieux répartir les ressources humaines entre régions ou anticiper les pics d’activité dans les bureaux de l’État civil.
Mais pour que ces possibilités deviennent réalité, il faut plus que des algorithmes : il faut des données fiables, un cadre réglementaire clair, et surtout, une volonté politique.
III. Des projets pilotes timides mais révélateurs
Malgré l’absence de stratégie globale, quelques expériences locales ou sectorielles méritent d’être soulignées :
- À la CNAM, une expérimentation en cours permet de détecter les fraudes aux prestations à partir de modèles statistiques enrichis par l’IA.
- À la Poste Tunisienne, des outils d’automatisation du tri et de prédiction de la charge logistique sont en développement.
- Le ministère de l’Éducation teste des outils prédictifs pour orienter les flux d’élèves selon leurs résultats, avec l’appui d’experts de l’INS.
- La douane tunisienne, en partenariat avec la Banque mondiale, travaille sur des modèles prédictifs pour anticiper les trafics frauduleux et renforcer les contrôles.
Mais ces initiatives restent isolées et souvent dépendantes de financements extérieurs.
- Un chantier freiné par la réalité du terrain
Les obstacles sont nombreux et bien connus :
Fragmentation des systèmes d’information : chaque ministère travaille en silo, avec ses propres logiciels non interconnectés.
Manque de compétences internes : très peu de fonctionnaires sont formés à l’IA ou même au traitement avancé de données.
Crainte du remplacement humain : les syndicats s’opposent à l’automatisation des tâches, y voyant une menace pour l’emploi public.
Culture administrative rigide : peu favorable à l’innovation, elle freine l’expérimentation.
Sécurité et éthique : aucune norme claire ne régit le traitement automatisé des données personnelles par des IA.
Selon une étude interne du ministère des Technologies, 72 % des responsables IT du public estiment que leur administration n’est pas prête pour l’IA, ni techniquement, ni humainement.
- Les leçons à tirer des autres pays
Plusieurs pays comparables à la Tunisie ont lancé des politiques ambitieuses en matière de gouvernance intelligente :
- Le Maroc a intégré l’IA dans la gestion des ports (PortNet), les taxes, et l’éducation. Un Haut Conseil de l’IA a été créé pour encadrer l’usage public.
- L’Estonie, modèle absolu du e-gouvernement, utilise des algorithmes pour gérer les impôts, les votes, et même les décisions de justice.
- Le Rwanda, grâce à son programme « Smart Africa », a mis en place une plateforme centralisée de données publiques, accessible aux citoyens et à l’administration.
Dans chacun de ces pays, la clé a été la volonté politique, l’encadrement éthique, et l’investissement dans les compétences.
- Et maintenant ? L’urgence d’un cadre tunisien clair
Le gouvernement tunisien gagnerait à intégrer l’IA dans une réforme plus large de la gouvernance publique. Pour cela, plusieurs chantiers sont prioritaires :
- Élaborer une stratégie nationale de l’IA dans le secteur public, avec des priorités sectorielles (santé, justice, finance).
- Former des cadres administratifs à la science des données.
- Créer une agence de l’intelligence artificielle, indépendante, chargée de la coordination entre ministères.
- Garantir la transparence et l’éthique : audit des algorithmes, respect de la vie privée, droit à la contestation des décisions automatisées.
l’IA, miroir des ambitions (et des contradictions) de l’État tunisien
L’intelligence artificielle peut accélérer la réforme administrative tunisienne. Elle peut rendre l’État plus juste, plus rapide, plus efficace. Mais sans infrastructure adaptée, sans volonté politique, et sans confiance des citoyens, l’IA restera un mirage technocratique.
Comme souvent en Tunisie, ce n’est pas l’idée qui manque, c’est la mise en œuvre. Et sur ce point, le défi n’est pas technologique, il est politique.