Alors que les effets du changement climatique deviennent chaque année plus visibles et que les marges de manœuvre budgétaires des États africains se resserrent, un instrument financier connaît une croissance spectaculaire à l’échelle mondiale : les obligations vertes (green bonds). Véritable levier de financement durable, elles permettent aux États, entreprises ou institutions publiques de mobiliser des capitaux dédiés à des projets à impact environnemental positif.
Plusieurs pays africains ont déjà franchi le cap avec succès, à l’image du Maroc, de l’Égypte, de la Côte d’Ivoire ou encore du Nigeria. Pourtant, la Tunisie n’a à ce jour émis aucune obligation verte souveraine ni favorisé leur développement sur son marché domestique, malgré des besoins criants dans les domaines de l’eau, des énergies renouvelables ou encore de la gestion des déchets. Alors, qu’est-ce qui freine leur émergence ? Et comment tirer profit de cette tendance mondiale ?
Les obligations vertes : un succès planétaire
Créées en 2007 par la Banque mondiale, les obligations vertes sont des titres de dette émis pour financer exclusivement des projets à bénéfice environnemental mesurable : production d’énergies renouvelables, transports propres, efficacité énergétique, traitement de l’eau, gestion des déchets, reforestation, etc.
En 2024, selon Climate Bonds Initiative, le volume mondial d’émissions vertes a dépassé 1 200 milliards de dollars, contre seulement 80 milliards dix ans plus tôt. L’Afrique représente encore une faible part du total, mais elle progresse rapidement. Parmi les exemples récents :
- Le Maroc a émis des obligations vertes pour financer des projets d’énergie solaire (Centrale Noor à Ouarzazate) ;
- L’Égypte a levé 750 millions de dollars via un green bond souverain pour son plan environnemental 2030 ;
- Le Nigeria a lancé plusieurs émissions d’État pour soutenir la reforestation et les infrastructures durables ;
- La Côte d’Ivoire, via la BOAD, a intégré un portefeuille de projets verts pour attirer les investisseurs institutionnels.
Un intérêt grandissant chez les investisseurs
Dans un contexte de montée des risques climatiques et de pressions réglementaires, les grands investisseurs internationaux (fonds de pension, banques de développement, assureurs, etc.) redoublent d’intérêt pour les produits labellisés “verts”, qui leur permettent :
- de réduire leur exposition carbone ;
- de répondre aux exigences ESG (Environnement, Social, Gouvernance) de leurs clients ;
- d’améliorer leur image institutionnelle.
Les green bonds offrent souvent un rendement similaire aux obligations classiques, mais avec un avantage réputationnel et parfois fiscal. C’est donc un marché en croissance tirée par la demande plus que par l’offre.
Où en est la Tunisie ?
La Tunisie accuse un net retard en matière de finance climatique. À ce jour :
- Aucun green bond souverain n’a été émis ;
- Le marché boursier n’a pas encore introduit de cadre spécifique pour les obligations vertes ;
- Les collectivités locales n’ont pas recours à l’endettement structuré pour financer la transition écologique ;
- Le secteur bancaire reste frileux, faute d’incitations claires et d’un environnement réglementaire adapté.
Or, les besoins sont urgents et identifiés :
- Le secteur de l’énergie dépend à plus de 93 % des hydrocarbures, malgré un potentiel solaire et éolien immense ;
- Le stress hydrique s’aggrave, avec des barrages à moins de 25 % de leur capacité ;
- La gestion des déchets et la pollution urbaine coûtent des milliards de dinars en externalités négatives.
Les freins au décollage du marché vert tunisien
- Cadre réglementaire incomplet
La BCT et le CMF n’ont pas encore mis en place de taxonomie verte locale ni de règles de certification et de reporting adaptées à ce type d’émission. En l’absence de standards, les émetteurs hésitent à se lancer.
- Méconnaissance de l’outil
Nombre d’acteurs économiques et institutionnels confondent encore “green bond” et emprunt classique, sans en percevoir la logique spécifique ni les exigences de transparence.
- Marché des capitaux peu profond
Le marché obligataire tunisien est sous-développé, dominé par les émissions de l’État, avec peu d’animation secondaire et des investisseurs institutionnels frileux.
- Risques politiques et perception pays
Les agences de notation restent prudentes vis-à-vis de la Tunisie, ce qui renchérit le coût d’émission et refroidit les investisseurs étrangers, même motivés par l’ESG.
Les pistes d’action pour rattraper le retard
- Mettre en place une taxonomie verte tunisienne
S’inspirer des modèles européens ou marocains pour définir ce qui constitue un projet “vert” admissible au financement labellisé.
- Encourager les banques à émettre des obligations vertes
Les principales banques tunisiennes (BH, BIAT, Amen Bank, etc.) pourraient initier des émissions pour financer des portefeuilles de projets verts chez leurs clients (PME, collectivités, promoteurs immobiliers éco-responsables).
- Former les émetteurs et les investisseurs
Lancer des campagnes de formation avec l’appui de la BAD, de la BERD ou d’experts de la Banque mondiale pour acculturer les acteurs financiers tunisiens aux produits verts.
- Émettre un green bond souverain pilote
Le ministère des Finances, en partenariat avec la Caisse des Dépôts ou la STEG, pourrait initier une première obligation verte souveraine (150 à 200 millions de dinars) pour des projets à forte visibilité (solaire, eau, transport propre).
Témoignages
🔹 Habiba Nasraoui Ben Mrad, économiste :
“Le cadre budgétaire actuel est contraint, mais le financement vert peut constituer une alternative crédible à l’endettement classique, à condition de garantir la transparence de l’usage des fonds.”
🔹 Slah Kanoun, conseiller financier :
“Il est temps pour la Tunisie de se positionner sur ce marché. Nos startups éco-innovantes, nos promoteurs verts et nos communes rurales peuvent en bénéficier si on structure bien l’offre.”
🔹 Imed Chérif, directeur à la Bourse de Tunis :
“Nous travaillons sur un segment obligataire durable, avec des règles claires de labellisation et de cotation. Il faut attirer les investisseurs responsables.”
Un potentiel stratégique
Pour la Tunisie, les obligations vertes ne sont pas un simple outil financier. Elles peuvent devenir :
- Un levier de relance économique ciblée ;
- Un signal fort vers les bailleurs internationaux ;
- Un instrument de cohérence entre les politiques budgétaires et les engagements climatiques de la COP ;
- Un outil de souveraineté financière, en attirant des capitaux non conditionnés par les mêmes exigences que les prêts FMI.
La transition écologique n’est plus une option, mais une urgence. En s’ouvrant aux obligations vertes, la Tunisie pourrait non seulement diversifier ses sources de financement, mais aussi redonner de l’élan à une économie en quête de sens et de résilience.
Il reste à passer de l’intention à l’action. Une volonté politique claire, un cadre réglementaire incitatif et une alliance entre public et privé sont les clés pour que la Tunisie entre, enfin, dans l’ère de la finance verte.