Alors que la planète traverse une succession de crises géopolitiques – guerre en Ukraine, conflit à Gaza, tensions au Liban, en Syrie ou avec les Kurdes – la Turquie d’Erdogan se distingue par sa capacité à manœuvrer avec efficacité. Tour à tour médiateur, puissance militaire régionale et partenaire commercial opportuniste, Ankara semble transformer les turbulences mondiales en leviers de puissance. Au-delà des postures diplomatiques, les chiffres confirment une trajectoire ascendante. Tour d’horizon d’une stratégie tous azimuts.
Une économie résiliente en dépit des secousses
Malgré une inflation galopante (44,4 % fin 2024) et une livre turque fragilisée, l’économie turque affiche une croissance robuste. Le PIB a atteint en 2024 les 1 248 milliards d’euros, avec une progression annuelle de 3,2 %, supérieure aux prévisions initiales. Ankara a su capitaliser sur la demande intérieure et les exportations pour maintenir une dynamique. Le secteur de la défense, par exemple, a rapporté 7,15 milliards de dollars en ventes à l’international en 2024.
Ukraine, Russie : le double jeu rentable
Dans le conflit russo-ukrainien, la Turquie joue les équilibristes. Membre de l’OTAN mais refusant de rompre avec Moscou, elle a renforcé ses échanges énergétiques avec la Russie (45 % de son gaz importé vient de là-bas), tout en fournissant à l’Ukraine des drones Bayraktar. Ce positionnement ambivalent lui a offert une place centrale dans les négociations internationales et une rente diplomatique précieuse.
Palestine et Israël : rupture stratégique et gains d’image
En mai 2024, Ankara a suspendu tous ses échanges commerciaux avec Israël, un partenaire avec lequel elle avait atteint 9,5 milliards de dollars d’échanges annuels. Derrière cette rupture, une volonté affichée : se repositionner comme leader du monde musulman. Ce geste politique, populaire dans le monde arabe, pourrait ouvrir la voie à de nouveaux accords commerciaux avec des pays du Golfe et du Maghreb.
Syrie : la puissance militaire pour modeler l’avenir
Depuis 2016, la Turquie mène une série d’opérations militaires dans le nord de la Syrie. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, ces interventions visent avant tout les milices kurdes des YPG, proches du PKK. L’objectif : empêcher l’émergence d’un État kurde autonome à ses frontières.
Bouclier de l’Euphrate (2016-2017) : 497 civils tués selon l’OSDH.
Rameau d’Olivier (2018) : offensive sur Afrine, 289 civils morts.
Source de Paix (2019) : 130 civils tués, 300 000 déplacés.
Griffe-Épée (2022) : 83 morts en dix jours, dont 35 membres des FDS et 10 civils.
En établissant une « zone tampon » dans le nord syrien, Ankara a affaibli durablement les Kurdes syriens tout en renforçant son contrôle territorial. Cette stratégie militaire a aussi permis à la Turquie de déplacer des populations arabes dans ces zones, changeant ainsi la démographie locale – une politique dénoncée par de nombreuses ONG.
Liban, Trump, Afrique : diversification tous azimuts
Alors que le Liban s’enfonce dans la crise, la Turquie y accroît son influence à travers l’aide humanitaire, les investissements dans Tripoli et des actions de soft power. En Afrique, les exportations turques ont atteint 19,4 milliards de dollars en 2024, en hausse de 1,7 %, grâce à une diplomatie économique agile.
Même avec Donald Trump, Ankara savait jouer de ses atouts. Les droits de douane imposés aux produits turcs n’étaient que de 10 %, contre 25 % pour la Chine ou l’UE. Une aubaine pour les industriels turcs.
Une armée au service de l’économie
Ankara ne cache plus son ambition de devenir une puissance régionale à part entière. L’industrie de la défense turque connaît une croissance exponentielle, avec le lancement du chasseur KAAN et du drone Kızılelma. En parallèle, l’autonomie énergétique est renforcée via la coopération avec la Russie (centrale nucléaire d’Akkuyu) et les hydrocarbures découverts en mer Noire.
Conclusion : Erdogan, stratège d’un nouveau multipolarisme
La Turquie joue aujourd’hui sur tous les tableaux : militaire en Syrie, diplomatique en Ukraine, économique en Afrique, symbolique en Palestine. Ce positionnement hybride, parfois controversé, semble toutefois payer. En se positionnant en acteur incontournable entre Est et Ouest, entre islam et realpolitik, la Turquie d’Erdogan affirme sa place dans le nouvel ordre mondial.