Trop souvent relégués au rang de figurants dans les grandes décisions économiques, les petits porteurs tunisiens, pourtant détenteurs légitimes de parts dans des sociétés cotées, peinent à faire entendre leur voix. Derrière cette invisibilité se cache une réalité réglementaire ambivalente et une gouvernance d’entreprise encore trop dépendante des grands actionnaires.
Que dit la réglementation ?
En droit tunisien, le terme « petit porteur » n’est pas défini explicitement. Toutefois, selon les textes de référence du Conseil du Marché Financier (CMF), on assimile généralement les petits porteurs aux actionnaires minoritaires — ceux qui détiennent individuellement moins de 0,5 % du capital social pour les particuliers et 5 % pour les institutionnels.
Ce statut ouvre, en théorie, le droit à une représentation dans les conseils d’administration. Le règlement général de la Bourse de Tunis impose en effet qu’au moins un représentant des actionnaires minoritaires siège dans ces instances pour les sociétés cotées sur le marché principal. Une avancée sur le papier, mais rarement appliquée avec rigueur.
Une façade démocratique
Dans les faits, la nomination de ces représentants reste largement entre les mains des grands actionnaires. Ces derniers proposent souvent des candidats de leur choix, qui, bien que présentés comme représentants des minoritaires, agissent en cohérence avec la majorité. Le résultat : un déficit criant de représentativité réelle et une frustration croissante chez les petits investisseurs.
À titre d’illustration, selon les données de l’experte Emna Kallel, 22 des 74 sociétés cotées à la Bourse de Tunis n’avaient toujours pas nommé de représentant des petits porteurs en 2024, malgré les obligations légales. L’absence de sanction effective entretient ce statu quo.
Les propositions de réforme
L’Association ADAM (Association de Défense des Actionnaires Minoritaires) milite depuis plusieurs années pour une réforme profonde du mode de désignation de ces représentants. Elle propose que l’élection de ces derniers se fasse par appel public à candidature et par un vote strictement réservé aux petits porteurs. Une telle mesure permettrait de rétablir un minimum d’équilibre au sein des conseils d’administration.
De son côté, l’économiste Moez Joudi, très actif sur les questions de gouvernance, plaide pour une meilleure inclusion des petits actionnaires, soulignant leur rôle crucial dans la dynamisation du marché financier local.
Dérapages en assemblée
Au-delà du cadre réglementaire, ce sont les pratiques sur le terrain qui inquiètent. Lors des assemblées générales, plusieurs petits porteurs ont dénoncé des comportements humiliants à leur encontre : moqueries, tentatives de censure, voire propos méprisants. Certains témoignages évoquent des scènes où des actionnaires détenteurs de quelques actions se voient interdire la parole ou qualifiés de « perturbateurs ».
Une réalité que beaucoup préfèrent taire, mais qui mine la crédibilité du marché et ternit l’image d’une place financière censée attirer la confiance des épargnants.
Un enjeu de confiance
Redonner une véritable voix aux petits porteurs n’est pas une question de charité financière, mais de santé économique. En garantissant leur représentation, la transparence des décisions et le respect de leurs droits, la Bourse de Tunis renforcerait son attractivité et poserait les bases d’un capitalisme plus inclusif.
Il est temps que les autorités de régulation, les sociétés cotées et les associations d’investisseurs prennent ce dossier à bras-le-corps. Car dans un pays où l’épargne populaire reste marginale, ignorer les petits porteurs revient à fermer la porte à un levier fondamental de relance économique.