À près de soixante ans d’intervalle, deux figures emblématiques d’Afrique se dressent face à l’ordre établi, porteurs d’un discours souverainiste et d’une volonté farouche de rompre avec la dépendance postcoloniale : Habib Bourguiba en Tunisie dans les années 1950-60, et Ibrahim Traoré aujourd’hui au Burkina Faso. Si tout semble les opposer — génération, style, contexte géopolitique — un fil rouge idéologique les unit : celui de la souveraineté nationale, de la dignité populaire, et d’une vision transformationnelle de l’État.
Deux nationalismes en miroir
Bourguiba, avocat formé à Paris, fonda le Néo-Destour et devint le père de l’indépendance tunisienne en 1956. Sa vision du nationalisme était rationaliste, modernisatrice, teintée de pragmatisme. Il croyait à une émancipation graduelle de la tutelle coloniale, utilisant autant la diplomatie que la mobilisation de masse.
Traoré, jeune capitaine issu des rangs de l’armée burkinabè, a pris le pouvoir en 2022 par un coup d’État militaire justifié par l’échec sécuritaire de ses prédécesseurs face aux groupes djihadistes. Il incarne un nationalisme plus radical, ancré dans un rejet frontal de la France et des institutions occidentales, et s’inscrit dans la lignée de Thomas Sankara.
Modernité contre rupture révolutionnaire
Bourguiba croyait en la réforme par le haut : il imposa le Code du Statut Personnel (1956), interdit la polygamie, favorisa l’éducation des filles, et lança une politique de santé publique avancée. Il considérait la religion comme un obstacle potentiel au progrès s’il n’était pas maîtrisé par l’État.
Traoré, en revanche, avance une rupture révolutionnaire par le bas. Il parle le langage du peuple, manie les symboles de la résistance anti-impérialiste, et appelle à l’unité sahélienne contre les puissances étrangères. Là où Bourguiba était un homme d’institutions, Traoré se positionne en homme du peuple, souvent en treillis, défiant l’ordre diplomatique classique.
Deux contextes géopolitiques radicalement différents
Bourguiba affrontait une puissance coloniale en déclin mais toujours influente, dans un monde bipolaire dominé par la Guerre froide. Il sut habilement ménager les deux camps pour asseoir la neutralité active de la Tunisie.
Traoré évolue dans un contexte sahélien chaotique, avec une France en perte de légitimité, une Russie omniprésente via le groupe Wagner, et une Afrique en quête de nouveaux repères géostratégiques. Son Burkina Faso s’inscrit dans l’axe « anti-Françafrique » avec le Mali et le Niger, prônant un panafricanisme de combat, plus instinctif qu’institutionnel.
Deux approches de l’émancipation intellectuelle
Bourguiba fut un ardent défenseur de la laïcité modérée et de l’éducation comme arme de libération. Son discours était élitiste, mais ancré dans une vision du progrès universel inspirée des Lumières.
Traoré, plus populiste, mise sur la conscience panafricaine, la mémoire des martyrs africains, et une pédagogie de la rupture. Il n’a pas encore produit une doctrine structurée, mais il touche une jeunesse africaine frustrée par les élites postcoloniales.
Héritage et durabilité
Bourguiba a laissé des institutions solides, un État modernisé, une population éduquée. Mais son autoritarisme croissant dans les années 1970-80 a terni son image.
Traoré, en revanche, est encore en phase d’affirmation. Son avenir reste incertain, entre menace sécuritaire, isolement diplomatique, et espoirs populaires. La question demeure : saura-t-il traduire son discours radical en réformes durables, ou sera-t-il emporté par les turbulences du Sahel ?
Bourguiba et Traoré incarnent deux générations d’africains debout. L’un est le réformateur éclairé qui a fondé une nation, l’autre est l’insurgé déterminé à briser les chaînes invisibles de la domination néocoloniale. Si l’histoire jugera leurs résultats, leur appel commun à la souveraineté mérite d’être entendu dans une Afrique en quête de sens.