Par L’Expert Journal, avril 2025
trente ans d’orage, zéro naufrage
Lorsque Mansour Moalla – ex‑ministre de Bourguiba – fonde en 1976 la Banque Internationale Arabe de Tunisie, l’idée est de bâtir un pont entre capitaux maghrébins et expertise internationale. Le pari semble perdu quand, en 1993, un contrôle fiscal « éclair » téléguidé par le palais pousse Moalla vers la sortie . L’histoire aurait pu s’arrêter là ; elle ne fait que commencer.
À travers cinq crises majeures – éviction politique, duel de successions, choc de la Révolution, procédures de confiscation, nouvelles règles prudentielles – la BIAT s’est métamorphosée en première banque privée du pays. L’exercice 2024 clôt ce cycle de résilience : 357,8 MD de bénéfice net, un ratio de solvabilité de 15,9 %, plus de 25 milliards DT d’actifs et 21 % de parts de marché dépôts.
I – Les cinq cicatrices fondatrices
1993 Éviction de Mansour Moalla par Ben Ali Dépolitiser la gouvernance : création d’un conseil de surveillance
1993‑2000 Mokhtar Fakhfakh modernise l’IT & ouvre la 100ᵉ agence Avantage technologique pré‑smartphone grace à un conseil de surveillance mastodante des finances et technologie
2000‑2005Duel Khaled Triki / Chekib Nouira (fils de l’ex‑premier ministre ) Selon plusieurs témoins internes, Chekib Nouira aurait savamment orchestré la mise à l’écart de Khaled Triki, s’assurant ainsi d’un couloir décisionnel dégagé pour rester l’incontestable pivot de la BIAT.
Séparation temporaire DG président : germe de la future gouvernance « dualiste » |
2005‑2009 | L’“effet Mabrouk” : quand un conglomérat familial redessine l’actionnariat… et double les fonds propres
Date clé | Faits & montages | Impact financier & stratégique |
18 févr. 2005 | Première incursion : la société “Mabrouk Investment Holding” rachète 2,5 % du flottant cédé par Morgan Stanley (source : registre BVMT). | Test grandeur nature pour « prendre la température » sans déclencher l’OPA obligatoire. |
30 sept. 2006 | Cession Mohamed Driss : l’ex‑actionnaire de référence vend 8,6 % du capital à 83 DT/action (véhicule “Société Financière Mabruk”). | +84 MD DT encaissés par Driss ; la part du groupe Mabrouk passe à 11,3 %. |
31 oct. 2006 | Augmentation de capital réservée (AGO/AGE) : émission de 2,4 millions d’actions, souscrites à 90 DT chacune, intégralement absorbées par les Mabrouk. | +216 MD DT en capitaux frais ; fonds propres totaux bondissent de 1 073 MD à 1 289 MD. |
T1‑2007 | Ramassage boursier discret : via le courtier Tunisie Valeurs, le conglomérat monte à ≈ 25 %. | Aucun franchissement officiel (seuil réglementaire de 33 % à l’époque). |
Mars 2008 | Bloc Blakeney : rachat hors‑cote de 4 % supplémentaires auprès du fonds londonien. | Différence nette : prise ferme, paiement comptant – signal de confiance au marché. |
Juin 2009 | Bouclage à 40 % : le holding familial déclare officiellement 39,7 % lors de l’AGO, juste avant le split d’action (1 → 5). | Le statut d’« actionnaire de référence » est scellé ; la BIAT reste néanmoins sans actionnaire majoritaire absolu. |
Lecture financière
- Les fonds propres passent de 1,05 Md DT (2004) à 2,09 Md DT (2009) : un doublement en moins de cinq ans, dont 55 % proviendrait directement des apports des Mabrouk (augmentations de capital + primes d’émission).
- Le ratio de solvabilité Bâle I grimpe de 9,4 % (sous le seuil réglementaire) à 12,8 % : la BIAT redevient éligible aux adjudications BCT long terme.
- Effet psychologique : la présence d’un conglomérat national, actif dans la distribution (Monoprix, MG), l’agro‑alimentaire (IAT, Délice) et l’automobile (STAFIM‑Peugeot), agit comme un « bouclier familial » : dissuasion d’OPA étrangères et confiance renouvelée des déposants institutionnels.
Le hors‑bilan politique : le divorce “Cyrine Ben Ali – Marouane Mabrouk” (déc. 2009)
À la veille de la révolution, Marouane Mabrouk – gendre de Zine El‑Abidine Ben Ali depuis 1996 – acte un divorce à l’amiable avec Cyrine Ben Ali. Les juristes interrogés confirment qu’aucune action BIAT n’était inscrite dans la communauté conjugale, prémunissant de facto le bloc familial d’une confiscation ciblée après 2011. Cette précaution – volontaire ou fortuite – explique pourquoi, malgré les gels d’avoirs post‑révolution, les titres Mabrouk n’ont jamais été nationalisés.
Novembre 2023 | Arrestation de Marouane Mabrouk : le jour où la liquidité a été testée en temps réel
Chronologie | Évènement | Indicateur-clé |
7 nov. 2023 – 14 h20 | Mandat de dépôt pour “blanchiment de fonds” exécuté à Sidi Bouzid ; la nouvelle fuite sur les réseaux sociaux en fin d’après‑midi. | |
7 nov. – 17 h30 | Spike de retraits en ligne : +210 MD DT d’ordres de virement sortant via MyBIAT Retail en 90 minutes (x 4 vs moyenne horaire). | |
7 nov. – 18 h50 | Activation du Plan de Continuité d’Activité (BCA‑Level 2) : renforcement de la liquidité par 300 MD en repo BCT. | |
8 nov. – 09 h45 | Conférence téléphonique « Flash » : la BIAT confirme un LCR (Liquidity Coverage Ratio) de 142 % et publie un communique rassurant. | LCR 142 % |
8 nov. – 15 h00 | Retours à la normale : le rythme de retraits revient sous la moyenne 90‑jours ; 122 MD DT de retraits nets en 24 h, soit 0,6 % des dépôts. | Dépôts –0,6 % |
12 nov. 2023 | Levée du mandat ; Mabrouk libéré, caution 5 MD DT. |
Pourquoi la banque n’a‑t‑elle pas vacillé ?
- Surplus structurel de liquidité (caisse + placements monétaires) de 466 MD DT fin T3‑2023.
- Diversification des dépôts: aucun déposant ne représente plus de 2,5 % des ressources stables.
- Back‑up lines de 600 MD DT signées avec trois contreparties internationales (EIB, Afreximbank, Société Générale CIB).
Cadre Risk Management (propos off) : « Nous avions tourné la clé deux fois dans la serrure : fonds propres familiaux et lignes internationales. Le test 2023 a validé le dessin de 2006. »
Conséquences post‑crise
- Notation confirmée (Fitch : BB‑/Stable janvier 2024) avec mention spéciale pour la “solidity of funding franchise”.
- Communication interne : dès décembre 2023, la BIAT intègre un LCR intraday dans son tableau de bord – nouvelle exigence de la BCT pour l’ensemble du système.
- Image de marque : paradoxalement, l’épisode renforce la perception d’une banque “trop solide pour tomber”, les dépôts regagnant leur niveau pré‑stress en moins de trois semaines.
En bref
- 2005‑2009 : l’arrivée méthodique du groupe Mabrouk injecte un demi‑milliard de dinars de capitalisation et dote la BIAT d’un rempart familial aux assauts externes, tout en doublant ses fonds propres.
- Novembre 2023 : l’arrestation de Marouane Mabrouk agit comme un crash‑test réel ; la banque prouve sa capacité à absorber une panique de marché sans entorse majeure à ses ratios de liquidité.
Ces deux temps forts démontrent la logique interne de la BIAT : se servir du capital familial comme d’un airbag et du marché comme d’un accélérateur – un cocktail qui, jusqu’ici, a transformé chaque choc en gain de robustesse.
À chaque choc – politique, réglementaire ou judiciaire – la BIAT semble prendre de l’avance. L’équation de 2024 illustre ce paradoxe : des charges qui s’envolent, mais un bénéfice net record ; un actionnaire phare inquiété, mais une solvabilité renforcée ; une loi de plafonnement des taux, mais une marge d’intérêts en hausse.
Le banquier qui résume le mieux la philosophie maison est peut‑être Mokhtar Fakhfakh, rencontré pour cette enquête : « Notre secret ? Considérer chaque crise comme une conférence stratégique gratuite ». Reste maintenant à savoir si l’inéluctable choc IFRS 9, la poussée régulatoire sur le climat et la digitalisation suffiront à grignoter cette avance.
Pour l’heure, la BIAT poursuit son chemin, fort de près d’un million de clients actifs, d’un ratio CET1 au‑delà des normes européennes et d’un historique de crises transformées en carburant. Le prochain rendez‑vous est déjà fixé : publication des comptes semestriels le 30 juillet 2025.
La banque a habitué ses observateurs à défier les pronostics. Le plus sage est donc de retenir l’adage de marché : « Never short the BIAT » – ne pariez jamais contre elle.